Singularité, pour piano seul, de Grégoire Igert.

Музыка

Daniel Strasberg, piano.
Grégoire Igert, compositeur.
Depuis une bonne vingtaine d'années, je pensais souvent à une musique dont la ligne mélodique ne cesserait de recommencer toujours la même gamme, en s'interrompant puis en reprenant. A chaque reprise apparaîtrait une note ou deux de plus. On commencerait par jouer deux notes seulement de cette gamme, puis on recommencerait immédiatement : 3 notes, puis 4 etc... La gamme aurait finalement beaucoup de notes. Il faudrait donc jouer certains groupes de notes plus vite pour qu'elle tienne toujours dans une mesure. Lorsque la gamme aurait suffisamment de notes pour qu'on puisse en déceler la couleur (majeure, mineure, mode...), on pourrait aussi modifier certaines notes : les abaisser ou les hausser d'un demi-ton, ce qui changerait le mode de cette gamme et en modifierait ainsi la couleur, par touches et retouches successives, au gré des répétitions infinies... Cela créerait une attente harmonique qui pousserait cette ligne mélodique à se relancer à l'infini pour aller toujours chercher la note immédiatement supérieure. Dans cette représentation, l'infini est toujours accessible. Il n'est pas noyé dans un lointain insondable. Au contraire, il est juste à côté, dans la note immédiatement supérieure. C'est une manière d'exprimer que l'éternité se trouve dans notre présent immédiat. Mais cette économie de moyen, l'infini dans la note immédiatement supérieure, donne à cette note une puissance infinie, celle de nous faire basculer dans un monde encore plus grand.
L'étude 4 de Ligeti (Fanfares) pour piano utilise certains de ces recours mais pour en faire finalement autre chose...
Au fond, c'était une idée d'un éternel dépassement, ou l'art de repousser la limite toujours plus loin, que ce soit en rythme ou en harmonie. J'avais en tête des solos d'une rare intensité d'un Coltrane en transe, ou d'un Charlie Parker qu'on n'arrête plus. Et, oui, j'imaginais ce projet avec un saxophone, ténor ou alto et la caresse infinie du souffle humain...
J'aime l'astrophysique depuis mes 12 ans. Depuis cet âge, je suis resté fasciné par les trous noirs, dont on n'admettait l'existence qu'en théorie. Depuis, on a pu en "observer" un par une onde gravitationnelle et prouver qu'ils existent. La communauté scientifique a aujourd'hui formulé des représentations de l'intérieur des trous noirs. Il y aurait un cône de déformation infinie du continuum de l'espace-temps et d'augmentation hyperbolique de la gravité. Au "fond" de ce cône (fond théorique puisque la déformation du cône est infinie), se trouverait une zone ou un objet infiniment petit, dont l'attraction gravitationnelle serait infiniment puissante. Toutes ces caractéristiques exceptionnelles, par leur aspect infini et contradictoire, font qu'on a appelé cet objet "singularité".
Je regarde souvent des documentaires sur l'espace et sur les trous noirs. J'ai ainsi établi un lien entre ce vieux projet musical et la singularité des trous noirs, celui de l'extension infinie, du cône du trou noir d'une part, des gammes et modes de l'autre. Cette extension infinie, l'inaccessibilité essentielle de la singularité, font qu'elle ne peut pas être décrite, mais uniquement suggérée, comme l'Idée platonicienne dans l'imaginaire baudelairien, montrée du doigt dans un au-delà en permanente construction.
Cela a fourni le cadre et l'esprit de cette création, dont la structure est celle d'un rondo "formel", plus que mélodique ou harmonique : une alternance entre parties "dures" et parties "douces". Les parties dures évoquent la singularité par ce qui peut être considéré comme son opposé, la paire. Paire d'accords violents au début, et repris régulièrement lorsque cette partie revient. Les parties douces explorent les gammes en permanente construction et changement, soit de manière ascendante conjointe soit par descente de tierces, parfois de manière lyrique.
L'écriture de la fin de la pièce est très marquée par le chant. Les unissons des chants anciens des peuples (chœurs d'hommes et femmes à l'unisson), du chant grégorien aussi... Sorte de réalisation musicale de la singularité, imparfaite en raison de la distance d'octave entre les voix d'hommes et de femmes, mais quand même... Il s'agit toujours de suggérer... Puis, une écriture chorale qui reprend le thème initial pour laisser place une dernière fois à l'unisson, lequel se délite en s'éloignant toujours plus de la singularité par la distance, la dissonance et la légèreté progressive (descrescendo), inverse de l'attraction infinie de la singularité. J'ouvre deux lignes de fuite infinies sur le clavier, vers les basses et vers les aigus, qui finissent par disparaître de notre sens auditif pour se poursuivre, à l'infini, dans notre imaginaire.
Grégoire Igert, avril 2024.
Vidéo : Renato Maretti
Son : Jean-Yves Pouyat

Пікірлер: 2

  • @heribertopinzon882
    @heribertopinzon8823 ай бұрын

    Grande Grégoire! Felicidades, un punto excepcional en tu camino como compositor!

  • @gregoireigert7557

    @gregoireigert7557

    3 ай бұрын

    Muchas gracias querido Heriberto!

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